Palace, repaire de journalistes, camp de réfugiés : les 7 vies de l’Hôtel Le Royal de Phnom Penh
Avec l’avancée des Khmers rouges, l’Hôtel Le Royal de Phnom Penh, rebaptisé Le Phnom, se transforme en camp retranché pour les journalistes qui vivaient sur place et en centre d’accueil pour réfugiés de la Croix-Rouge. Après une longue rénovation, le Raffles Hotel Le Royal renoue avec son faste d’antan.
Situé dans l’ancien quartier colonial, en face du lycée français René-Descartes, l’Hôtel Le Royal de Phnom Penh, et son mythique Elephant Bar, pourrait à lui seul résumer l’histoire tumultueuse et meurtrière du Cambodge, dont il a été le spectateur muet. À votre arrivée hésitante devant tant de luxe, Tola ‒ un portier tout sourire arborant un élégant Sompot Chong Kben vert olive, une chemise blanche brodée et un casque à pointe identique à ceux des gardes du Palais royal ‒vous accueille en majesté et vous ouvre la porte comme s’il vous attendait depuis longtemps. Guidé, ce mercredi 8 mars en début de soirée, jusqu’au bar décoré de ses fameuses peintures d’éléphants, on se glisse volontiers dans les pas des hôtes de marque qui ont fait les grandes heures de ce palace colonial inauguré en 1929.
Rouvert en novembre 1997 après une longue restauration*, le Raffles Hotel Le Royal, son nouveau nom, veut renouer avec son faste d’antan, « ses premières heures de gloire des années 1930-1960 » (‘Its first heyday’) pendant lesquelles il a hébergé Malraux, Chaplin, de Gaulle, Jackie Kennedy et tous les visiteurs fortunés en route vers Angkor.
Au milieu de cette opulence sublimant les influences art déco et khmères de son architecture métissée, il est difficile d’imaginer qu’il ait pu servir de caserne pendant l’occupation japonaise au début des années 1940, de sanctuaire pour les journalistes et les réfugiés fuyant l’avancée des Khmers rouges et d’entrepôt une fois évacué par les partisans de Pol Pot*.
Peur sur Phnom Penh
Si sa façade et ses murs pouvaient parler, ils témoigneraient du climat de peur et de stupéfaction qui a précédé la prise de Phnom Penh par les maquisards khmers rouges, le 17 avril 1975, après 107 jours d’offensive. Rebaptisé Le Phnom après la destitution de Sihanouk et le coup d’État du maréchal Lon Nol en mars 1970, le palace va devenir la base arrière des correspondants de la presse étrangère et des journalistes locaux qui couvrent ce conflit (mars 1970-avril 1975) entre les troupes gouvernementales et les Khmers rouges.
« Le front était si proche de Phnom Penh qu’à presque trente minutes un vaste panorama de la guerre s’offrait à nous », note, dans ses mémoires (River of Time), Jon Swain, correspondant de l’AFP, qui a occupé le studio 6 au rez-de-chaussée. « Les journalistes pouvaient prendre leur voiture, s’emplir les narines de la vilaine odeur de cordite [poudre explosive] et être de retour pour déjeuner au bord de la piscine. » Un lieu source de toutes les confidences et de tous les plaisirs, selon Libération. David Greenway, journaliste au Boston Globe, se souvient :
Il y avait un sentiment de camaraderie et un soulagement quelque peu hystérique de se sentir en relative sécurité lorsqu’on revenait de journées harassantes de reportage sur le terrain.
Une zone de guerre périlleuse, dont beaucoup ne sont jamais revenus. Parmi lesquels les photographes Gilles Caron de l’agence Gamma, Sean Flynn du Time et Dana Stone de CBS News qui ont disparu les 5 et 6 avril 1975 sur la route nationale 1 longeant le Mékong près de la frontière vietnamienne.
Le Phnom devient un camp de réfugiés Croix-Rouge
Au début de l’année 1975, alors que les combats entre la guérilla et les troupes de Lon Nol s’intensifient et se font plus pressants, Le Phnom se transforme en camp de réfugiés géré par la Croix-Rouge. Elle le déclare zone neutre et édicte ses propres règles. Un bungalow de l’hôtel est converti en salle d’opération ; le terrain de volley-ball, en centre d’accueil pour les blessés qui affluent.
Réfugiés, humanitaires et journalistes cohabitent, ces derniers se réservant l’usage du bar-restaurant, Le Cyrène, jouxtant la piscine hors d’usage convertie en réserve d’eau ‒ quel contraste avec la ou plutôt les piscines pour VIP du Raffles !
Les Khmers rouges aux portes de Phnom Penh
« Avant nous étions comme à l’abri de la guerre, plus maintenant. Les bombardements étaient si soutenus que [nous] avons abandonné [nos] chambres des derniers étages exposées aux roquettes et tirs d’artillerie pour celles des étages inférieurs. On apprit à écrire à la bougie et à la lampe de poche. Nos nuits étaient secouées par les coups de feu et les bombardements », se remémore Jon Swain.
Pour éviter la chute d’obus qui risquaient d’éclater devant les fenêtres, « certains d’entre nous avaient déplacé leurs bureaux dans des coins sombres, éclairés ‒ quand l’électricité tombait en panne, ce qui arrivait fréquemment – par des bougies orange provenant d’un magasin de fournitures pour temples bouddhistes », confirme Greenway.
Dans l’ambiance feutrée de l’Elephant Bar
Avec ses chaises et tabourets de bar en osier teinte acajou, ses canapés en cuir regroupés autour d’une table basse, ses portes-fenêtres en ogive s’ouvrant sur une terrasse, l’Elephant Bar a retrouvé sa splendeur et ses couleurs ‒ notamment les peintures restaurées des éléphants datant de l’époque coloniale. Les stigmates du passé semblent effacés : seules en témoignent quelques photos exposées au mur à gauche en rentrant, dont un cliché de Roland Neveu [en anglais].
Dans ce décor somptueux bercé par un duo de musiciens reprenant les tubes latinos et cubains, il est impossible de sonder l’étendue des souffrances endurées par le peuple cambodgien jusqu’à l’instauration d’une paix durable en avril 1998**, après la mort de Pol Pot.
Renonçant à être évacués par hélicoptère (opération Eagle Pull, qui eut lieu le 12 avril 1975), une douzaine de journalistes occidentaux – dont Jon Swain***, les photographes Al Rockoff*** et Ennio Iacobucci, Sydney Schanberg, du New York Times – ont souhaité rester sur place**** pour en témoigner. Au péril de leur vie.
* Le Royal a rouvert en 1979 sous le contrôle des Vietnamiens, sous le nom d’Hôtel Samaki (« solidarité » en khmer). Il a de nouveau fermé à la fin des années 1980. Après son quatrième changement d’appellation et de gros travaux, le palace fait peau neuve et ouvre ses portes en novembre 1997 sous son nom actuel. Lire : ‘From colonial emblem to refugee camp: A brief history of Hotel Le Royal’.
** Malgré les accords de Paris visant à mettre fin à la guerre civile signés le 23 octobre 1991.
*** Sauvés par leur fixeur et photographe cambodgien Dith Pran [en anglais]. La Déchirure (The Killing Fields), de Roland Joffé, avec Malkovich dans le rôle d’Al Rockoff, revisite leur histoire. Les scènes du film retraçant leur vie à l’hôtel n’ont pas été tournées au Royal, mais en Thaïlande dans le Railway Hotel de Hua Hin, dont l’architecture est similaire.
**** Sans préavis, les Khmers rouges ont ordonné l’évacuation du Phnom. Les journalistes, qui ont trouvé refuge à l’ambassade de France, ont eu trente minutes pour quitter l’hôtel, laissant derrière eux son personnel. « Leurs paroles (‘Ne nous abandonnez pas’) continuent de me hanter, car la plupart d’entre eux sont morts », écrit Jon Swain.
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