Couverte à 80 % de glace, l’Île blanche a été baptisée « terre verte »* par Erik le Rouge (940 env.-1010 env.) dans l’espoir d’attirer des colons en quête d’espaces plus habitables, notamment ses compatriotes vikings d’Islande. En transformation rapide, le Groenland est percuté de plein fouet par le dérèglement climatique. Les conséquences sont porteuses de menaces aux retombées mondiales (montée des eaux due à la fonte de sa calotte glaciaire), mais aussi localement de perspectives – accès au sous-sol riche en minerais, modification des périodes et zones de pêche… Dix infos fact-checkées à connaître pour mieux comprendre les nouveaux enjeux qui touchent ce territoire gigantesque, dont la dynamique bouleverse toute la planète.
* Green land.
1.
Le Groenland, plus grande île du monde ?
Troisième plus grande île après l’Antarctique et l’Australie, le Groenland forme le plus vaste archipel au monde si l’on considère que ces derniers ne sont pas des îles, mais des continents. Vaste comme la moitié de l’Union européenne, il demeure sans conteste l’île la plus importante de l’hémisphère Nord (2,17 millions de km2, près de quatre fois la France).
Avec 56 661 habitants (au 1er juillet 2022), c’est le territoire qui possède la plus basse densité de population au monde – une calotte glaciaire, qui peut atteindre 3 000 m de profondeur recouvrant près de 80 % de sa masse terrestre. Les Groenlandais sont concentrés le long du littoral sur la côte sud-ouest dans quatre villes : Qaqortoq, Ilulissat, Sisimiut et Nuuk, la capitale (env. 19 200 habitants en 2022, soit plus d’un tiers de la population). Cela laisse de beaux espaces glacés et désertés à explorer…
2.
Une relation compliquée et évolutive avec le Danemark – les fans de Borgen l’avaient remarqué
Colonie danoise de 1721 à 1953, le Groenland forme depuis cette date la troisième entité de la Communauté du royaume du Danemark, aux côtés du territoire métropolitain et des îles Féroé. Depuis 1979, c’est un pays autonome (« pays constitutif ») du Danemark.
Approuvée par référendum en janvier 1979 par 70,1 % des votants de l’île, la loi sur l’autonomie (Home Rule Act) prévoit la création d’un gouvernement (Landsstyret) et d’un parlement (l’Inatsisartut, comprenant 31 sièges renouvelés tous les quatre ans) et le transfert de nombreux pouvoirs législatifs et judiciaires, à l’exception de la défense et de la politique étrangère. La reine Margrethe II du Danemark demeure le chef d’État protocolaire de cette démocratie parlementaire.
Fruit d’un long processus, ce statut d’autonomie a été renforcé en 2019 par une nouvelle loi qui garantit le droit à l’autodétermination, accorde le statut de langue officielle unique au groenlandais et délègue au gouvernement local de nouvelles compétences, dont la gestion des ressources très convoitées de l’île, qui représente 98 % du territoire du royaume.
Formant jusqu’à aujourd’hui « un royaume uni », le Groenland et le Danemark ont un destin à jamais lié. Deux députés groenlandais siègent au parlement danois, le Folketing, qui vote chaque année une aide d’environ 500 millions d’euros au gouvernement groenlandais (prévue par la loi d’autonomie de 2009), soit plus de la moitié de son budget. La défense du territoire (mission de surveillance et de secours opéré par la marine danoise) et la diplomatie restent l’apanage du pouvoir central danois. En 2019, le projet de couronne groenlandaise a été abandonné : la couronne danoise demeure l’unique monnaie locale. La langue danoise reste largement utilisée, notamment dans l’administration, ce qui facilite l’intégration des 16 740 personnes nées au Groenland (28,5 % de la population) qui vivent au Danemark.
3.
Le Groenland est en train de fondre
En 2021, pour la 25e année consécutive, la calotte glaciaire du Groenland a perdu plus de masse pendant la saison de fonte qu’elle n’en a gagnée pendant l’hiver : 166 milliards de tonnes de glace se sont « évaporées » en 2021, selon un récent rapport de l’ONU. En vingt ans, elle a perdu 4,7 millions de milliards de litres d’eau et contribué à élever le niveau de la mer de 1,2 cm, d’après les mesures effectuées par Polar Portal depuis 2002. Si la calotte glaciaire du Groenland devait fondre complètement et que toute l’eau se déversait dans l’océan, le niveau mondial des mers s’élèverait d’environ sept mètres, selon la Nasa : la Terre tournerait plus lentement, la durée du jour devenant plus longue qu’aujourd’hui, de deux millisecondes.
4.
Les Inuits ne sont jamais appelés Esquimaux
Dernier peuple autochtone d’Europe avec les Samis de Laponie (lire le portrait de Henrik, un éleveur de rennes en Laponie), les Inuits du Groenland représentent 88 % de la population de l’Île blanche (56 661 habitants au 1er juillet 2022), selon l’International Work Group for Indigenous Affairs (IWGIA). Ils se composent de trois groupes : les Kalaallits, le principal qui parle le kalaallisut, langue officielle du Groenland (à l’ouest) ; les Tunumiit, à l’est et les Inughuits, au nord.
Issus de la culture de Thulé, les Inuits (inuit signifie « personnes » ou « êtres humains » en langue inuktitut) se sont dispersés dans les régions arctiques de Russie (Tchoukotka), d’Alaska, du Canada et du Groenland. Ils constituent l’ethnie la plus étendue au monde. Les Inuits, qui ne sont jamais appelés Esquimaux (ou Eskimo), récusent ce terme péjoratif utilisé depuis le XVIe siècle pour désigner les habitants de l’Arctique.
Cette appellation méprisante pourrait provenir des Mi’kmaq, une tribu de l’est du Canada, qui ont dans leur langue un mot qui ressemble à Eskimo signifiant « les mangeurs de chair crue ». Introduit au début du XVIe siècle par les « gens du Sud », notamment les Européens, il a pris une connotation de plus en plus négative, perpétuant un stéréotype dénigrant les Inuits assimilés à de prétendus « mangeurs de chair crue ».
5.
Religion et croyances
Les habitants de l’Île blanche de l’Arctique sont à 95 % protestants de tradition luthérienne. Mais la moitié d’entre eux croit aux esprits et aux fantômes, une réminiscence de la conception inuite de la nature et des esprits avant le christianisme. Selon cette pensée, toute chose ou animal possède un esprit ou une âme (anirniq en inuktitut , le « souffle ») qui perdure après la mort – après la chasse, les Inuits pratiquaient des rituels et entonnaient des chants en l’honneur de l’esprit de l’animal afin qu’il se réincarne.
« Pour [les Inuits], la mémoire est fœtale : ils ont le souvenir mythique d’un paradis perdu, dans lequel l’animal était le frère, le cousin », explique Jean Malaurie, ethnologue et géographe , qui a étudié et défendu les Inuits de Thulé expropriés de leurs terres.
C’est une société politique en permanence : ils refusent [l’]abondance. On tue un morse qui vaut pour quatre mois, nul besoin d’en tuer deux ! Jamais de réserves, d’accumulation, car l’inégalité commencerait là. Ce sont de vraies sociétés de la sobriété. Quand ils regardent la glace, chassent la baleine, ils sont seuls. Ils apprennent, comme des peintres ou des poètes, à écouter, à respirer la nature. Ils se « naturent », au sens propre ! Ils se laissent faire par la nature.
6.
L’igloo de tourbe, maison traditionnelle inuite
Pour les Inuits du Groenland, un igloo (iglu signifiant « maison », en inuktitut) désigne la maison traditionnelle de pierre et de tourbe et la cabane ceinturée de tourbe et parfois de neige, qui servaient d’abri les mois d’hiver, où règnent le froid et l’obscurité de la nuit polaire – le Groenland détient le record de la température la plus basse de l’hémisphère nord (-69,6 °C) enregistré le 22 décembre 1991 et confirmé par l’Organisation météorologique mondiale.
Réalisé à partir de blocs de glace, l’iglouliak ou maison de neige – l’igloo des Esquimaux, selon l’iconographie et la terminologie occidentales – n’est construit que lors des raids de chasse. Seuls 13 % environ des Inuits de l’Arctique l’utilisaient comme habitat permanent.
On accédait à l’igloo de glace ou à celui traditionnel de pierre et de tourbe (voir photo ci-dessus) en empruntant un tunnel étroit. Ce passage qui servait à piéger le froid débouchait sur une pièce commune sans fenêtre faiblement éclairée par la flamme d’une lampe à huile en stéatite, le qulleq. Pourvu d’une mèche en mousse et alimenté avec de la graisse animale (principalement de phoque), le qulleq servait également à sécher les peaux et à cuisiner. Placé sous la responsabilité des femmes, il a joué un rôle central dans la survie des Inuits et nourri leur imaginaire – il est notamment présent dans la légende de Malina, déesse du Soleil et de son frère, Anningan, dieu de la Lune. Selon Jean Malaurie, quand un voyageur arrivait, les Inuits lui offraient l’hospitalité et lui attribuaient une place dans la pièce commune – la tête vers l’intérieur, les pieds sur le mur.
7.
Parlez-vous groenlandais ?
Langue officielle de l’Île blanche de l’Arctique depuis 2009, le groenlandais (le kalaallisut, le principal dialecte utilisé) fait partie des langues inuites. Assemblant des mots pour en former de nouveaux parfois très longs, cette langue agglutinante possède un vocabulaire très riche pour distinguer les multiples nuances de neige, de glace et les différents types de phoque.
Une majorité de la population du Groenland parle à la fois le danois et le groenlandais.
8.
Ils ont découvert l’Amérique près de 500 ans avant Christophe Colomb
Une étude parue dans Nature en janvier 2022 établit avec certitude la présence de Vikings en 1021 à L’Anse aux Meadows, sur l’île canadienne de Terre-Neuve, site classé au patrimoine mondial de l’Unesco. Menée par Leif Erikson, le second des trois fils d’Erik le Rouge, une exploration transatlantique a donc eu lieu plus de quatre siècles et demi avant l’arrivée de Christophe Colomb en 1492.
Selon la Saga des Groenlandais (Grænlendinga Saga)* du Livre de l’île plate (Flateyjarbók), Leif Erikson, dit « Leif le chanceux », a appris l’existence de cette nouvelle terre par Bjarni Herjólfsson, un commerçant islandais qui se saurait perdu en voulant rejoindre son père installé au Groenland. Cette Saga des Groenlandais montre Leif Erikson en train d’équiper une expédition peu après l’an 1000. Après avoir passé l’hiver au Vinland (probablement l’embouchure du golfe du Saint-Laurent), il serait retourné au Groenland et ne serait jamais revenu sur les côtes nord-américaines.
Moins connu que le Colombus Day (jour férié célébré le deuxième lundi d’octobre aux États-Unis), le Leif Erikson Day rend hommage le 9 octobre à cet explorateur qui a grandi au Groenland, le premier Européen à avoir posé les pieds en Amérique du Nord.
* Une autre version narrée dans la Saga d’Erik le Rouge, moins crédible selon les spécialistes, raconte que Leif Erikson se serait perdu en revenant de Norvège.
9.
Le Groenland n’est définitivement pas à vendre !
« Le Groenland n’est pas à vendre. Le Groenland n’est pas danois. Il appartient aux Groenlandais. Cette discussion est absurde », a répondu en août 2019 Mette Frederiksen, première ministre danoise, à l’offre d’achat de Donald Trump, qui lorgnait sur les ressources minières, notamment en terres rares, de ce territoire automne.
Présentée comme une « grosse transaction immobilière », cette proposition déplacée et méprisante à l’égard des Groenlandais n’est peut-être pas si absurde qu’il n’y paraît. Car Washington, qui possède la base aérienne de Thulé*, n’en est pas à son premier coup d’essai : en 1867 et en 1946, les États-Unis avaient déjà tenté d’acquérir le Groenland, alors colonie du Danemark, une offre rejetée à chaque fois par Copenhague.
* Son agrandissement en mai 1953 a entraîné le déplacement des populations autochtones de Thulé, les Inughuits.
10.
Une mutation à marche forcée
Les habitants de l’Île blanche de l’Arctique ont dû s’adapter à une urbanisation rapide : en 1951, 68 % de la population habitait dans des villages de moins de 500 habitants ; 15 %, en 2010. Certains villages – où vivaient des communautés d’Inuits au mode de vie traditionnel basé sur la chasse, la pêche et le commerce de la viande et des peaux – ont été rayés de la carte, littéralement effacés et retirés de la liste des villes du Groenland. comme celui de Kangeq (lire The Arctic Suicides: It’s Not The Dark That Kills You).
« La modernisation rapide a de nombreuses conséquences négatives, souligne dans cet article le sociologue groenlandais Steven Arnfjord. Nous sommes encore confrontés à de nombreuses séquelles des politiques des années 1970 et 1980. » Notamment des problèmes d’alcoolisme, de suicide, particulièrement prégnants chez les jeunes hommes inuits. Les sentiments d’exclusion parmi les habitants des communautés isolées (notamment à l’est et dans le grand nord du pays) et de perte d’identité chez les Inuits qui n’ont connu que récemment l’urbanisation en seraient la cause (lire The Eradication of Greenland’s Young Men). Bien qu’en baisse depuis les années 1990, le taux de suicide au Groenland reste le plus élevé au monde.
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