Marajó, l’île aux buffles, où les eaux de l’Amazone et de l’océan se mélangent

01/04/2024
Laurent Lefèvre

Venus d’ailleurs, les buffles d’eau se sont parfaitement acclimatés aux conditions de l’île de Marajó située à l’embouchure de l’Amazone – État du Pará, nord du Brésil. Paisibles malgré leur corpulence atteignant 1 500 kg, ils sont partout : en ville comme dans les immenses plaines inondées de l’île employés pour le transport, dans la police ou comme animal de compagnie. Figure incontournable de la pop culture locale, ils sont devenus un élément central de l’économie et de l’imaginaire insulaires.

Située dans le delta de l’Amazone, l’île de Marajó se découvre, tel un nouveau monde, du pont du bateau effectuant en trois heures la traversée de la gare fluviale de Bélem (capitale du Pará, nord du Brésil) jusqu’au terminal de l’embouchure du fleuve Camará, via la baie de Guajará et les tentaculaires méandres du Río Pará.
Bouclier légendaire de l’Amazone, Marajó, la plus grande île fluviale au monde, est bercée par les flots de l’Atlantique qui se mélangent aux eaux du Rio Amazonas et de ses affluents, au point que même les pêcheurs locaux ne savent pas les distinguer : ils parlent de « agua doce do mar » (eau douce de la mer). Régulièrement inondées entre janvier et juin pendant la saison des pluies, ses terres abritent une mosaïque d’écosystèmes (bancs de sable, várzeas, savanes, mangroves), dans lesquels un animal venu d’ailleurs – les buffles d’eau originaires d’Asie et d’Inde – a prospéré, au point de devenir central dans l’économie et la culture insulaires.
Marajó, l’île aux buffles, où les eaux de l’Amazone et de l’océan se mélangent. Un buffles utilisé pour le transport à soure (Marajó, État de Para, nord du Brésil).
À Soure, capitale touristique de Marajó, les buffles servent à tout : au transport de marchandises, de 4×4 local, de chien de garde, d’animal de compagnie et même au maintien de l'ordre patrouillant avec les policiers du 8e bataillon de la police du Pará.

Marajó , le plus grand cheptel de buffles du Brésil

Impressionnants mais paisibles une fois domestiqués, ces buffles, qui peuvent peser jusqu’à 1 500 kilos [1], sont partout : devant les maisons de Soure, derrière celles en bois des villages de pêcheurs, au carrefour tirant une charrette ou dans les champs au travail devant une charrue rudimentaire. On les croise sur les routes de terre souvent inondées de l’île, y compris sur ses plages, où ils font la joie des touristes.
Avec 593 822 résidants [2] recensés en 2022, Marajó compte plus de buffles que d’habitants. Sans dénombrer les buffles sauvages, il y en aurait plus de 700 000 sur l’île entière, selon Eva Abufaiad, vétérinaire et agronome née à Soure, où elle élève ses buffles. En 2021, l’Institut brésilien de géographie et de statistique (IBGE) en dénombrait officiellement plus de 430 000, ce qui fait incontestablement de Marajó le plus important cheptel du Brésil.
Marajó, l’île aux buffles, où les eaux de l’Amazone et de l’océan se mélangent. Des buffles devant une maison à soure (Marajó, État de Para, nord du Brésil).
Devant les maison de Soure, des buffles, bien tranquilles, montent la garde !

Soure, capitale mondiale des buffles

Destination touristique phare de Marajó, Soure compte environ trois buffles par personne, selon Carlos Augusto Gouvêa, agronome et producteur de fromages. Cerbères paisibles attachés à une corde devant les habitations, ils semblent monter la garde sur ces maisons desservies par des routes de terre impraticables même à motos après une chuva forte de juillet (ondée dantesque). Pendant la saison des pluies, ils se reposent dans les mares d’eau stagnantes qui se forment devant les habitations.

Dans cette ville de plus de 24 000 habitants (IBGE, 2022), les buffles occupent différents emplois : ils servent au transport de marchandises, de 4×4 local, de chien de garde ou d’animal de compagnie (bicho de estimação). À l’instar de Joniel Melo, artisan-glacier, qui a adopté un spécimen de 800 kg de la race Mediterrâneo, la plus commune des quatre types de buffles que l’on trouve à Marajó – Mediterrâneo, Jafarabadi, Murrah et Carabao. À Soure, on peut apercevoir son « filho » (fils), comme il l’appelle, devant sa boutique.
En ville, les buffles du 8e bataillon de la police du Pará à Soure sont utilisés pour orienter et recevoir les plaintes de la population et des touristes.
Depuis 1990, le 8e bataillon de la police du Pará à Soure emploie des buffles pour ses patrouilles – c’est l’unique unité du pays à s’en servir pour le maintien de l’ordre. Excellents nageurs, ils ont d’abord été recrutés pour se déplacer dans les terres inondées pendant la saison des pluies.
Les buffles, qui fournissent de la viande, le lait, du cuir et des cornes, jouent un rôle crucial dans l’économie locale. C’est particulièrement visible à Soure tourné vers le tourisme où ses commerces – fromageries, restaurants, maroquineries… – affichent fièrement les spécialités de l’île. Tel le fromage de buffle enregistré en tant qu’indication géographique par l’Institut national de la propriété industrielle brésilien ou les articles (ceintures, sandales, sacs) fabriqués dans une tannerie de la ville à partir du cuir de buffle teinté avec de l’encre extraite de l’écorce du palétuvier.

Un dimanche à la plage… à dos de buffle

Le deuxième dimanche de juillet se déroule sur une des plages de Soure « um desfile » pour élire Miss Beleza da Praia Da Barra Velha. Commenté à grand renfort de sono, ce défilé a lieu sur cette plage sauvage normalement tranquille qui jouxte la mangrove.

L’animation a attiré des locaux et quelques touristes du Pará. Mais la vraie attraction de l’après-midi, c’est Jamile et son buffle. Pour la photo et les frissons, elle propose aux touristes un tour de la plage sur le dos de Guerreiro (le « guerrier »), un impressionnant mâle au pelage noir âgé de 8 ans. Venus de Bélem pour passer le week-end à Marajó, les membres de la famille d’André vont s’essayer à l’exercice, qui peut désarçonner, au sens propre et figuré, les plus jeunes intimidés par la stature de l’animal de 800 kilos.
Marajó, l’île aux buffles, où les eaux de l’Amazone et de l’océan se mélangent. Un buffle dompté sur la plage de Barra Velha (Marajó, État de Para, nord du Brésil).
Sur la plage Barra Velha, de Soure : un moment de complicité entre Jamile et Guerreiro, son buffle qui fait 20 fois son poids.

Une vraie complicité

Entre deux balades, Jamile s’accorde une pause et une baignade avec Guerreiro. La complicité entre l’animal qui pèse près de 20 fois son poids et la jeune fille de 18 ans est flagrante.

On pourrait même parler de connivence, d’une relation d’amitié voire de couple nourrie par la proximité : Guerreiro habite avec la famille de JamJamile, qui exerce cette activité depuis sept ans.

Sur une route de terre de Marajó en fin d’après-midi, ces buffles cheminent seuls : pas de berger ni de chien de troupeau à l’horizon !

Apparences trompeuses

Cela pourrait être un troupeau de vaches sur une petite route du Cantal, mais il s’agit bien de buffles qui cheminent tranquillement dans la direction opposée à la plage, où s’est déroulé le « desfile » de Miss Beleza.
Probablement élevés en semi-liberté sur d’immenses territoires, ces buffles se promènent seuls : pas de berger ni de chien de troupeau à l’horizon ! Habituées à croiser les cousins de nos bovidés, les voitures et les motos leur cèdent volontiers la priorité et ne s’étonnent pas de ce cortège de ruminants qui donnent l’impression de retourner de plein gré à la maison, sans buqueiros – l’équivalent en Amérique du Sud du vaqueiro – pour les guider.
La Fazenda Bom Jesus à Soure

La Fazenda Bom Jesus à Soure


À Marajó, 80 % des éleveurs sont de petits exploitants possédant jusqu’à 200 têtes, selon João Paulo da Rocha, vice-président de l’association des éleveurs de buffles du Pará. Sur cette île de 40 100 km² grande comme la Suisse, ces exploitations familiales côtoient d’immenses fermes, comme celle de Nossa Senhora do Carmo (3 200 buffles élevés sur 6 000 hectares) ou la fazenda Bom Jesus, à Soure.

En accès libre mais gardée, cette dernière que l’on traverse pour se rendre à la plage du ciel (Praia do Céu) impressionne par sa beauté et ses dimensions. Cette ferme, l’une des plus importantes de l’île, s’étend sur une surface estimée à plus de 5 000 hectares, dont une zone de pâturage de 30 millions de mètres carrés.


Dans ce vaste décor de film qui a accueilli des tournages et pratique l’écotourisme, les buffles en semi-liberté paraissent vivre en parfaite harmonie avec leur environnement et les animaux qui les entourent – chevaux, ibis rouges (guarás en portugais)…

Marajó, l’île aux buffles, où les eaux de l’Amazone et de l’océan se mélangent.
Dans les plaines inondables (várzeas) qui s’étendent sur des milliers d’hectare, les buffles en semi-liberté paraissent vivent en parfaite harmonie avec leur environnement et les animaux qui les entourent – chevaux, ibis rouges…

« La liberté est comme un buffle sauvage : il faut la dompter et la chevaucher chaque jour »

Comme le prouve a contrario cette vidéo de capture d’animaux non domestiqués par des buqueiros de la fazenda São Carlos, les buffles semblent apprécier ces grands espaces : ils peuvent barboter tranquillement dans l’eau de ces immenses plaines inondables (les várzeas) ou brouter l’herbe qui pousse à proximité.
En cas de sécheresse accentuée ces dernières années par le dérèglement climatique, « les buffles sont à la recherche de l’eau, d’une flaque déjà envahie par la boue », nuance Eva Abufaiad, qui s’occupe de la fazenda Bom Jesus fondée par son père. « Les animaux sont furieux, nerveux et se battent, écrit-elle dans ses mémoires Eu sou o Marajó (Je suis le Marajó). On entend déjà le bruit des cornes qui s’entrechoquent et se brisent. Les vautours, qui volent toujours en cercle, rôdent : s’ils rencontrent des animaux étendus ou blessés, ils en feront leur festin. »
Marajó, l’île aux buffles, où les eaux de l’Amazone et de l’océan se mélangent.
Selon la légende passée dans l’histoire locale, l’introduction des buffles à Marajó serait due au naufrage en 1892 d’un bateau français transportant ces animaux d’Indochine vers Cayenne. Excellents nageurs, ils auraient rejoint la terre ferme et se seraient adaptés aux conditions de l’île.

L’origine des buffles à Marajó : le mythe de Cayenne

C’est un fermier de Soure, Vicente Chermont de Miranda, qui a été le premier à faire venir, dans les années 1890, des buffles sur l’île : trois femelles et un mâle ou un troupeau plus important, selon les sources. D’autres éleveurs, comme le propriétaire de la fazenda São Joaquim, ont emboîté le pas.
Introduits initialement dans la région en Guyane française, les buffle, source de protéine la moins chère du marché, servaient d’animal de trait et à nourrir les bagnards de Cayenne. En route vers cette destination, un bateau français venu d’Indochine aurait chaviré près de la côte de Marajó avec à son bord des buffles.
Nageurs hors pair, ils auraient survécu, contrairement aux prisonniers condamnés au bagne, dont la mutinerie serait la cause du naufrage. Cette origine non vérifiable de l’introduction des buffles à Marajó a imprégné l’histoire locale. Elle a même été reprise par l’école de samba Paraíso do Tuiuti de Rio, qui a défilé sur ce thème lors du Carnaval de Rio 2023.
Samedi 9 juillet à Soure sur l’île de Marajó, une petite fête a lieu sous les auspices de l’atelier Arte Mangue de Marajó, une coopérative regroupant des artisans céramistes, musiciens et danseurs, qui fait vivre les traditions insulaires. Grand tambour formé par un tronc d’arbre recouvert d’une peau de cerf, chant et danse, le carimbo est à l’honneur.

Une figure incontournable de la culture locale

Parfaitement adaptés aux spécificités du climat et de la géographie de Marajó, les buffles sont devenus une figure incontournable de la pop culture locale. Profondément enracinés dans l’imaginaire et le folklore insulaires, ils se réincarnent dans une multitude de sculptures, logos et fresques murales.
Symbole de l’île, le buffle est souvent représenté dans le carimbo de Marajó. Tout à la fois grand tambour, danse traditionnelle et chant, le carimbo mêle les influences autochtones, africaines et portugaises. Originaire de Marajó et très populaire dans l’État du Pará, il rythme les célébrations locales comme lors de cette fête organisée à Soure par l’atelier Arte Mangue de Marajó, une coopérative regroupant des céramistes, des musiciens et des danseurs.
Lors des festivals locaux, des courses de buffles sont régulièrement organisées. Pour valoriser l’animal, l’artiste marajoara Damasceno Gregório dos Santos a créé le Búfalo-Bumbá. Cette célébration dans laquelle un buffle joue le rôle principal est une adaptation du Boi-Bumbá (Bumba meu boi), un événement traditionnel fêté en juin à Bélem sous la forme d’un carnaval coloré, qui raconte l’histoire d’un bœuf.
« Trésor précieux que nous devons protéger et préserver pour les générations future », selon l’institut Chico-Mendes de conservation de la biodiversité, le buffle a naturellement trouvé sa place dans ces traditions festives (carimbo, Búfalo-Bumbá), qui sont l’expression vibrante de la culture et de l’identité de Marajó.

[1] Les mâles de la race Jafarabadi originaire d’Inde, qui donne des animaux de grande taille, au pelage noir et aux cornes lourdes et longues, qui descendent vers l’arrière.

[2] Parmi ces derniers, les ribeirinhos, qui habitent des maisons sur pilotis le long des cours d’eau (ribeira signifie « rive » en portugais), vivent dans un état de dénuement et de grande pauvreté, qui touche près d’un demi-million d’enfants de 0 à 14 ans dans l’État du Pará. Sur les routes fluviales du transport illégal de bois et d’exportation du soja en provenance du Mato Grosso, ces petites communautés de pêcheurs sont victimes du trafic sexuel d’adolescents, d’actes de piraterie et ont du mal à trouver de quoi se nourrir dans la forêt et la rivière : « À Marajó, au Brésil, l’extrême dénuement des « ribeirinhos », les pêcheurs traditionnels d’Amazonie ».

La version selon laquelle les buffles sont arrivés à Marajó à la suite d’un naufrage a été reprise par l’école de samba Paraíso do Tuiuti de Rio, qui a défilé sur ce thème lors du Carnaval de Rio 2023.
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Une réponse

  1. Comme bresiliénne, je peux dire que l´article et les images répresentent très bien ce que est l´île du Marajó. Merci, Laurent, pour parler à propos d´île avec passion. Elle est même passionnée.

    à bientôt.

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