Trekker de levada en levada sur l’île portugaise de Madère à la rencontre des gardiens de l’eau, les levadeiros
Incarnant une culture et une histoire insulaires singulières, les levadeiros sont chargés à Madère de conduire l’eau qui circule dans les levadas, des canaux bordés d’un chemin de randonnée qui sillonnent l'île. Comme Christa Bartel, l’une des rares femmes levadeiros, ils entretiennent ces veines d'eau qui amènent l’or bleu des montagnes jusqu’aux terres agricoles cultivées en terrasses et la distribuent aux propriétaires-irrigants (les tornadoiros), selon un rituel ancestral (a hora do giro).
En suivant les voies qui longent ces canaux tracés à certains endroits à flanc de falaises, les randonneurs pourront croiser sur leur chemin des levadeiros ou levadiers (anciens inspecteurs des digues en Occitanie), les gardiens de l’eau qui dévale les montagnes jusqu’aux terres agricoles.
Exerçant un métier singulier lié à la spécificité de l’histoire de la région autonome de Madère, ces levadeiros, qui ont permis le développement de l’agriculture, assument aujourd’hui les mêmes responsabilités et font face à de nouveaux défis.
Les levadas, un patrimoine très présent vital pour l’économie de l’île
« À Madère, nous grandissons, jouons et vivons près des levadas. Elles façonnent le paysage et leurs sentiers font partie de notre quotidien », explique l’autrice Rafaela Rodrigues née à Machico. « Elles remplissent le même objectif que celui pour lequel elles ont été construites : leurs eaux, qui se jettent dans la mer, circulent dans toute l’île et nous apportent la vie. »
Disséminées sur pratiquement toute la surface de l’île, elles alimentent les champs les plus éloignés irriguant 90 à 95 % des vignes qui donnent le vin de Madère, son premier produit d’exportation.
Dans cette vidéo, Antoine, guide et agriculteur à Madère, explique le fonctionnement de l’agriculture sur l’île et montre comment la levada do Castelejo achemine l’eau des montagnes jusqu’à ses cultures en passant par la vallée de Ribeira Frio :
Youtubeur, guide et agriculteur à Madère, Antoine explique, en français, comment la levada do Castelejo achemine l’eau des montagnes jusqu’à ses cultures en terrasses et son champ qui borde sa maison.
Des levadas qui façonnent l'histoire de Madère
Les plus récentes ont été édifiées dans la décennie 1940 jusqu’au début des années 1950, sous l’impulsion de la Commission des aménagements hydrauliques de Madère créée en 1943 (a Comissão Administrativa dos Aproveitamentos Hidráulicos da Madeira).
Construites dans des conditions difficiles et périlleuses, comme l’illustrent ces images d’archives inédites tournées au début des années 1950, ces levadas vont alimenter en eau les nouvelles centrales hydroélectriques.
Datées du début des années 1950, ces images d’archives sont extraites du documentaire Água Vai, Pedra Leva, qui raconte en deux parties l’histoire des levadas de Madère. En portugais, ce film diffusé sur RTP (Rádio e Televisão de Portugal) contient des témoignages bouleversants des travailleurs, notamment des rocheiros, qui ont participé à la construction des levadas.
Porteurs d’eau comme on peut le voir à la fin des images d’archives ci-dessus, des enfants ont participé à ces chantiers.
Les gardiens de l’eau
« Pour être levadeiro, il faut une grande expérience : c’est un travail très compliqué et vraiment difficile, confirme José Abreu. Les premiers jours que j’ai donné de l’eau, je rentrais à la maison en tremblant et je n’arrivais pas dormir. C’est une grande responsabilité d’être levadeiro. »
Comme José Abreu, il existe 200 levadeiros à Madère, dont quatre femmes, employés par l’ARM (Águas e Resíduos da Madeira) – ils étaient environ 300 en 2007. De nombreux jeunes sont recrutés par cette société d’économie mixte et exercent cette profession qui ne se transmet plus nécessairement de père en fils.
En fonction du débit de la levada et du nombre de tornadoiro, chaque parcelle se voit attribuer un volume d’eau. Dénommé hora do giro (« l’heure de son tour »), ce droit à un temps d’irrigation toujours en vigueur est scrupuleusement respecté.
Levés à l’aube pendant la saison d’irrigation qui peut s’étaler d’avril à novembre dans le nord de l’île et durer toute l’année dans le sud, les levadeiros accompagnent l’eau, qu’ils ont reçue du canal principal situé dans la vallée, jusqu’aux tornadoiros qui commencent à arroser à 8 h. Ils s’assurent qu’elle s’écoule sans entrave et parvienne à temps à son destinataire.
« S’il a commencé à irriguer à 8 h et qu’il a droit à une heure d’eau, à 9 h, c’est terminé : sinon le propriétaire suivant [qui l’attend à l’heure fixée par le giro] va finir sec ! », précise José Abreu, qui a préalablement débouché l’encoche, une bonde artisanale faite de pierre et de vieux vêtements, reliant la levada à la parcelle du tornadoiro présent lors de la distribution. Gardien de l’eau et du temps, il se fie à un juge de paix intraitable : sa montre portée à son poignet gauche, indispensable outil du levadeiro. En moyenne, chaque levadeiro est responsable de l’approvisionnement de 244 tornadoiros.
Une nature luxuriante à entretenir
Armés de pelles, d’une faucille et de leur dévouement, ils parcourent des kilomètres depuis leurs maisons de fonction (la Casa dos Levadeiros) pour inspecter et nettoyer les levadas : ils réparent des fissures, vérifient l’étanchéité des encoches, etc.
Gardiens de l’eau, ils jouent également un rôle de protecteur de l’environnement : ils entretiennent les chemins, alertent les autorités en cas de risques d’incendie ou d’éboulements. Ils peuvent intervenir sur les barrières de protection et veillent à la propriété des lieux, notamment en ramassant les déchets oubliés par des randonneurs négligents.
Les levadas, qui sculptent le paysage en même qu’elles prennent soin des cultures des hommes, ont permis à différentes espèces de poissons de s’y développer. Il n’est pas rare de voir des truites arc-en-ciel, des carpes ou des anguilles nager tranquillement à contre-courant du chemin. Et sans effort, alors qu’il vous faut gravir ces fichus dénivelés pour accéder, par exemple, au Pico Ruivo (« le pic rouge »), dont le sommet s’élève à 1 861 m, point culminant de Madère souvent envahi par un dense brouillard comme dans la matinée du jeudi 11 janvier.
La pêche des différentes espèces de poissons introduites par l’homme est réglementée. Aux premières loges, les levadeiros ont la réputation d’être des pêcheurs aguerris : pas besoin d’hameçon, de canne, ni d’appât, un simple filet de pêche suffit.
Les gardiens d’un paradis pour randonneurs
Guide originaire de Madère, Antonio Spinola préconise de commencer ces randonnées en fin de matinée et de choisir les périodes les moins fréquentées, les agences locales programmant ces circuits les mêmes jours. Parmi les 200 levadas qui sillonnent l’île, beaucoup offrent aux randonneurs des expériences uniques adaptées à leur niveau, du plus facile au plus soutenu. À l’instar de la levada do Castelejo, qui traverse des paysages grandioses, un pont suspendu et longe la falaise offrant des vues à couper le souffle – elle fait partie des 30 sentiers de randonnée inférieure à 10 km (Petite Randonnée) bien balisés qui suivent des levadas.
Disséminées sur pratiquement toute la surface de Madère, ces veines d’eau – dont certaines produisent de l’électricité renouvelable et fournissent de l’eau potable aux habitants – ont permis le développement et le maintien de l’agriculture sur l’île. Vitales, elles sont entretenues par les guardas do canal, qui veillent sur les canaux principaux longeant les vallées et les levadeiros, que les randonneurs peuvent croiser en chemin. Incarnant une culture et une histoire insulaires singulières, le levadeiro est, selon José Abreu, « toujours au service des gens ».
« C’est un métier compliqué, mais ce n’est pas un travail du passé, souligne-t-il. Cela va faire vingt-cinq ans que je l’exerce et j'aime ce que je fais. Que ce soit la distribution de l’eau ou l’entretien des canaux, je suis toujours heureux et de bonne humeur : j’aime être un levadeiro. »
* Réseau public depuis 1813, il fait l’objet d’une proposition d’inscription sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco.
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