Trekker de levada en levada sur l’île portugaise de Madère à la rencontre des gardiens de l’eau, les levadeiros

15/03/2024
Laurent Lefèvre

Incarnant une culture et une histoire insulaires singulières, les levadeiros sont chargés à Madère de conduire l’eau qui circule dans les levadas, des canaux bordés d’un chemin de randonnée qui sillonnent l'île. Comme Christa Bartel, l’une des rares femmes levadeiros, ils entretiennent ces veines d'eau qui amènent l’or bleu des montagnes jusqu’aux terres agricoles cultivées en terrasses et la distribuent aux propriétaires-irrigants (les tornadoiros), selon un rituel ancestral (a hora do giro).

Connue pour la beauté de ses paysages, notamment sa forêt laurifère classée par l’Unesco au patrimoine naturel mondial de l’humanité, l’île portugaise de Madère se distingue par un système public* d’irrigation unique au monde, les levadas, des canaux bordés d’un sentier qui acheminent l’eau des montagnes, considérée comme un bien commun, vers les cultures en terrasses – vigne, cannes à sucre et bananes très gourmandes en eau…

En suivant les voies qui longent ces canaux tracés à certains endroits à flanc de falaises, les randonneurs pourront croiser sur leur chemin des levadeiros ou levadiers (anciens inspecteurs des digues en Occitanie), les gardiens de l’eau qui dévale les montagnes jusqu’aux terres agricoles.

Exerçant un métier singulier lié à la spécificité de l’histoire de la région autonome de Madère, ces levadeiros, qui ont permis le développement de l’agriculture, assument aujourd’hui les mêmes responsabilités et font face à de nouveaux défis.

Traversant la forêt laurifère classée par l’Unesco au patrimoine naturel mondial de l’humanité, la levada do Castelejo prend aussi des raccourcis par la falaise offrant des perspectives panoramiques sur les montagnes et les cultures en terrasses de Madère – bananiers, cannes à sucre, ignames, patates douces, christophines…
Traversant la forêt laurifère classée par l’Unesco au patrimoine naturel mondial de l’humanité, la levada do Castelejo prend aussi des raccourcis par la falaise offrant des perspectives panoramiques sur les montagnes et les cultures en terrasses de Madère – bananiers, cannes à sucre, ignames, patates douces, christophines…

Les levadas, un patrimoine très présent vital pour l’économie de l’île

Comptant 200 levadas, Madère dispose d’un réseau de canaux qui sillonnent l’île sur plus de 3 100 km, dont 800 de canaux principaux. Suspendues à des falaises, ces levadas coupent à travers ses paysages escarpés ou serpentent entre les arbres de sa forêt laurifère, à l’instar de la levada do Castelejo ou de celle du chaudron vert (Caldeiro Verde). Elles empruntent même sur 40 km des tunnels creusés sous la montagne et se glissent à certains endroits sous des cascades.

« À Madère, nous grandissons, jouons et vivons près des levadas. Elles façonnent le paysage et leurs sentiers font partie de notre quotidien », explique l’autrice Rafaela Rodrigues née à Machico. « Elles remplissent le même objectif que celui pour lequel elles ont été construites : leurs eaux, qui se jettent dans la mer, circulent dans toute l’île et nous apportent la vie. »

Disséminées sur pratiquement toute la surface de l’île, elles alimentent les champs les plus éloignés irriguant 90 à 95 % des vignes qui donnent le vin de Madère, son premier produit d’exportation.

Dans cette vidéo, Antoine, guide et agriculteur à Madère, explique le fonctionnement de l’agriculture sur l’île et montre comment la levada do Castelejo achemine l’eau des montagnes jusqu’à ses cultures en passant par la vallée de Ribeira Frio :

Youtubeur, guide et agriculteur à Madère, Antoine explique, en français, comment la levada do Castelejo achemine l’eau des montagnes jusqu’à ses cultures en terrasses et son champ qui borde sa maison.

Des levadas qui façonnent l'histoire de Madère

Édifiées par des esclaves, les premières levadas, creusées dans la terre avec des segments en bois de laurier, ont vu le jour au XVe siècle, dans les premiers temps de la colonisation portugaise. Elles devaient acheminer l’eau des versants nord, où elle est abondante, vers le sud de l’île, où il est plus facile de vivre et de cultiver.

Les plus récentes ont été édifiées dans la décennie 1940 jusqu’au début des années 1950, sous l’impulsion de la Commission des aménagements hydrauliques de Madère créée en 1943 (a Comissão Administrativa dos Aproveitamentos Hidráulicos da Madeira).

Construites dans des conditions difficiles et périlleuses, comme l’illustrent ces images d’archives inédites tournées au début des années 1950, ces  levadas vont alimenter en eau les nouvelles centrales hydroélectriques.

Lire la vidéo

Datées du début des années 1950, ces images d’archives sont extraites du documentaire Água Vai, Pedra Leva, qui raconte en deux parties l’histoire des levadas de Madère. En portugais, ce film diffusé sur RTP (Rádio e Televisão de Portugal) contient des témoignages bouleversants des travailleurs, notamment des rocheiros, qui ont participé à la construction des levadas.

Suspendus dans des paniers en osier ou à des cordes, les rocheiros ont foré la roche et creusé des canaux en pierre utilisant pour la plupart des outils rudimentaires : pioches, tiges, marteaux à roches, houes – les foreuses étaient l’exception. Cette profession existe toujours à Madère : les rocheiros interviennent notamment pour éviter les risques d’éboulement.

Porteurs d’eau comme on peut le voir à la fin des images d’archives ci-dessus, des enfants ont participé à ces chantiers.

Partant de Tabua (commune de Ribeira Brava, côte sud-ouest de Madère) et remontant vers l’intérieur, la levada Nova irrigue sur son parcours de 9 km de nombreuses cultures en terrasses. Hiking trail along Levada Nova hike tour travel on Madeira island in Portugal
Partant de Tabua (commune de Ribeira Brava, côte sud-ouest de Madère) et remontant vers l’intérieur des terres, la levada Nova irrigue sur son parcours de 9 km de nombreuses cultures en terrasses.

Les gardiens de l’eau

Chargé de la distribution de l’eau des levadas, le levadeiro doit être quelqu’un « d’honnête » et de « compétent pour décider de la quantité qui revient à chacun », stipule Eduardo Nunes Pereira, auteur de Ilhas de Zarco publié en 1939. Équipé d’une montre, il « guide le débit de l’eau selon le jour, l’heure et l’endroit déterminés pour chaque tornadoiro », le propriétaire-irriguant.

« Pour être levadeiro, il faut une grande expérience : c’est un travail très compliqué et vraiment difficile, confirme José Abreu. Les premiers jours que j’ai donné de l’eau, je rentrais à la maison en tremblant et je n’arrivais pas dormir. C’est une grande responsabilité d’être levadeiro. »

Comme José Abreu, il existe 200 levadeiros à Madère, dont quatre femmes, employés par l’ARM (Águas e Resíduos da Madeira) – ils étaient environ 300 en 2007. De nombreux jeunes sont recrutés par cette société d’économie mixte et exercent cette profession qui ne se transmet plus nécessairement de père en fils.

En fonction du débit de la levada et du nombre de tornadoiro, chaque parcelle se voit attribuer un volume d’eau. Dénommé hora do giro (« l’heure de son tour »), ce droit à un temps d’irrigation toujours en vigueur est scrupuleusement respecté.

Levés à l’aube pendant la saison d’irrigation qui peut s’étaler d’avril à novembre dans le nord de l’île et durer toute l’année dans le sud, les levadeiros accompagnent l’eau, qu’ils ont reçue du canal principal situé dans la vallée, jusqu’aux tornadoiros qui commencent à arroser à 8 h. Ils s’assurent qu’elle s’écoule sans entrave et parvienne à temps à son destinataire.

« S’il a commencé à irriguer à 8 h et qu’il a droit à une heure d’eau, à 9 h, c’est terminé : sinon le propriétaire suivant [qui l’attend à l’heure fixée par le giro] va finir sec ! », précise José Abreu, qui a préalablement débouché l’encoche, une bonde artisanale faite de pierre et de vieux vêtements, reliant la levada à la parcelle du tornadoiro présent lors de la distribution. Gardien de l’eau et du temps, il se fie à un juge de paix intraitable : sa montre portée à son poignet gauche, indispensable outil du levadeiro. En moyenne, chaque levadeiro est responsable de l’approvisionnement de 244 tornadoiros.

Gardiens de l’eau, les levadeiros parcourent des kilomètres pour inspecter et nettoyer les levadas. Ils veillent aussi à l’entretien des chemins, notamment en cas d’éboulements ou de chutes d’arbres comme ici.
Gardiens de l’eau, les levadeiros parcourent des kilomètres pour inspecter et nettoyer les levadas. Ils veillent aussi à l’entretien des chemins, notamment en cas d’éboulements ou de chutes d’arbres comme ici.

Une nature luxuriante à entretenir

En dehors de la saison d’irrigation pendant laquelle ils peuvent régler d’éventuels conflits entre tornadoiros ou intervenir en leur nom, les levadeiros, placés sous la responsabilité d’un juge de la levada, entretiennent une partie du réseau tentaculaire des levadas.

Armés de pelles, d’une faucille et de leur dévouement, ils parcourent des kilomètres depuis leurs maisons de fonction (la Casa dos Levadeiros) pour inspecter et nettoyer les levadas : ils réparent des fissures, vérifient l’étanchéité des encoches, etc.

Gardiens de l’eau, ils jouent également un rôle de protecteur de l’environnement : ils entretiennent les chemins, alertent les autorités en cas de risques d’incendie ou d’éboulements. Ils peuvent intervenir sur les barrières de protection et veillent à la propriété des lieux, notamment en ramassant les déchets oubliés par des randonneurs négligents.

Les levadas, qui sculptent le paysage en même qu’elles prennent soin des cultures des hommes, ont permis à différentes espèces de poissons de s’y développer. Il n’est pas rare de voir des truites arc-en-ciel, des carpes ou des anguilles nager tranquillement à contre-courant du chemin. Et sans effort, alors qu’il vous faut gravir ces fichus dénivelés pour accéder, par exemple, au Pico Ruivo (« le pic rouge »), dont le sommet s’élève à 1 861 m, point culminant de Madère souvent envahi par un dense brouillard comme dans la matinée du jeudi 11 janvier.

La pêche des différentes espèces de poissons introduites par l’homme est réglementée. Aux premières loges, les levadeiros ont la réputation d’être des pêcheurs aguerris : pas besoin d’hameçon, de canne, ni d’appât, un simple filet de pêche suffit.

Introduites par l’homme, différentes espèces de poissons peuvent tranquillement parcourir et les 3 100 km de levadas, dont 2 300 de canaux secondaires.
Introduites par l’homme, différentes espèces de poissons peuvent tranquillement parcourir et les 3 100 km de levadas, dont 2 300 de canaux secondaires.

Les gardiens d’un paradis pour randonneurs

Il existe 52 parcours de randonnées (de 15 km en moyenne) recommandés à Madère, dont une quarantaine suit des levadas. Parmi ces dernières, la levada des 25 fontaines et celle du chaudron vert (Caldeira Verde) sont les plus connues et les plus empruntées en toute saison.

Guide originaire de Madère, Antonio Spinola préconise de commencer ces randonnées en fin de matinée et de choisir les périodes les moins fréquentées, les agences locales programmant ces circuits les mêmes jours. Parmi les 200 levadas qui sillonnent l’île, beaucoup offrent aux randonneurs des expériences uniques adaptées à leur niveau, du plus facile au plus soutenu. À l’instar de la levada do Castelejo, qui traverse des paysages grandioses, un pont suspendu et longe la falaise offrant des vues à couper le souffle – elle fait partie des  30 sentiers de randonnée inférieure à 10 km (Petite Randonnée) bien balisés qui suivent des levadas.

Disséminées sur pratiquement toute la surface de Madère, ces veines d’eau – dont certaines produisent de l’électricité renouvelable et fournissent de l’eau potable aux habitants – ont permis le développement et le maintien de l’agriculture sur l’île. Vitales, elles sont entretenues par les guardas do canal, qui veillent sur les canaux principaux longeant les vallées et les levadeiros, que les randonneurs peuvent croiser en chemin. Incarnant une culture et une histoire insulaires singulières, le levadeiro est, selon José Abreu, « toujours au service des gens ».

« C’est un métier compliqué, mais ce n’est pas un travail du passé, souligne-t-il. Cela va faire vingt-cinq ans que je l’exerce et j'aime ce que je fais. Que ce soit la distribution de l’eau ou l’entretien des canaux, je suis toujours heureux et de bonne humeur : j’aime être un levadeiro. »

José Abreu, levadeiro à Madère, gardien de l’eau et du temps !
José Abreu, levadeiro à Madère, gardien de l’eau et du temps !

Réseau public depuis 1813, il fait l’objet d’une proposition d’inscription sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco.

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